Page mise à jour le 14/10/2015

Hommage à Raoul Ponchon
 (1848-1937)

Poète, chroniqueur, déconneur et figure montmartroise, il fréquenta tout le gratin des artistes de son temps, membre de l'académie Goncourt. C'est lui l'auteur de
"Quand mon verre est vide, je le plains.  Quand mon verre est plein, je le vide !"
 de l'aphorisme "le veau réchauffé est meilleur froid".
de la question fondamentale : Si les femmes étaient sans fesses, qu'est-ce que nous ferions de nos mains, pauvres humains ?
C'est aussi lui qui pour protester contre l'inculpation de Sarah Brown en 1893 suite à une histoire fumeuse, qui composa ces simples vers !
Oh ! Sarah Brown! Si l'on t'emprisonne, pauvre ange,
Le dimanche, j'irai t'apporter des oranges.
...
et ce serait depuis ce temps là que l'on promet à tous les postulants taulards de leur apporter des agrumes !

Bonjour, bon an
O lecteurs, brillante phalange,
Peut-être vous vous demandez
Quelle est cette personne étrange
Qu’on voit toujours à mes côtés ?…

C’est ma Muse, jeune bacchante
Qui dorlote mes célibats.
Il sied que je vous la présente,
Si vous ne la connaissez pas.

Oh ! Elle n’est pas de ces muses
Qui vont donnant du nez au ciel
Jusques à s’en rendre camuses.
Elle vit, c’est l’essentiel.

Il est des choses, pauvre brute,
Qu’elle ne comprendra jamais.
Les différents pics de la Butte,
Ce sont là ses plus hauts sommets.

Elle aurait une voix plus forte,
Que cela n’en vaudrait que mieux .
Elle ne l’a pas. Il m’importe ;
C’est affaire entre elle et les Dieux.

C’est une bonne fille, en somme.
Son nichon n’est pas surhumain,
Il tient dans la main d’un brave homme,
C’est-à-dire ma propre main.

Elle est timide, elle est peureuse ;
Elle va son chemin plan plan,
Sans plus, s’estimant fort heureuse
Quand elle atteint le bout de l’an.

Elle aime les bois, la campagne,
Les fleurs qu’on trouve à chaque pas,
Aussi les châteaux en Espagne,
Pourvu qu’ils n’aboutissent pas.

Elle n’a pas un tout de haine
Gros comme un grain de Chènevis,
Au point qu’elle me fait des scènes
Pour n’être point de son avis.

Je sais bien que l’on lui reproche
De fréquenter le Cabaret.
Quand elle a trois sous dans sa poche.
Parbleu ! Qu’est-ce qu’elle en ferait ?

Certes, on l’y trouve d’emblée,
Quand on la cherche, Dieu merci !
Mais dans une docte assemblée
On peut la rencontrer aussi.

Parfois, quand elle a le nez… rose,
- C’est même son état normal -
Je l’ai rouge, moi qui vous cause.
Cela ne va pas plus mal.

Elle boit, tout en restant digne.
Marche-t-elle d’un pas tortu ?
C’est pour flatter le cep de vigne,
Par déférence et par vertu.

Va-t-elle jusqu’à la débauche ?
Son caractère n’en sait rien.
Elle a toujours le cœur çà gauche,
Absolument comme le mien,

Qui déverse, dans la seconde,
L’amour dont le ciel le combla ;
Elle embrasserait tout le monde,
Si je n’y mettais le holà…

Telle est cette personne étrange
Qui me plonge dans des émois,
Buvant - quand elle ne les mange -
Tous mes appointements du mois.

Et quand elle a, toute l’année,
Bu comme un vrai Sancho Pança,
Cette malheureuse damnée
A toujours soif. Expliquez ça.

Non? N’expliquez rien, je préfère.
Venez plutôt chez le bistro,
Que nous vous offrions un verre,
Chers lecteurs… mais vous êtes trop.

RAOUL PONCHON
Le Journal
02 janvier 1905