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06/06/2010
Un texte de Charles Guignebert
C'est ce texte qui autorise Wikipédia à dire que La thèse de l'inexistence historique de Jésus a été abandonnée par la recherche universitaire en 1933 à la suite d'un ouvrage critique de l'écrivain athée Charles Guignebert. Ce texte prétendu d'une grande pertinence, je le trouve pour ma part confus, suffisant, phraseux et mal écrit , mais à vous de juger, n'est-ce pas ? |
A considérer d’ensemble les thèses mythiques, on sent de partout se presser les questions : Pourquoi les chrétiens et Paul lui-même ne considèrent-ils pas Jésus comme un dieu, s’il en est un, et que signifie cette parodie d’humanité dont ils s’accordent à recouvrir leur mythe ? A supposer que les gens de Jérusalem aient inventé cette humanité du Seigneur pour s’assurer un avantage sur Paul, quel intérêt pouvait pousser celui-ci à sembler dire comme eux ? Il y a plus ; le christianisme évangélique n’est pas une religion particulière : le dieu qu’il adore c’est celui d’Israël ; pourquoi aurait-il fabriqué à son usage propre une divinité qu’il se hâte du reste de cacher, car il n’est jamais question d’elle ? Si ce dieu Jésus est un aspect de Iahvé, pourquoi pas un mot ne nous laisse-t-il soupçonner cette grande vérité ? Est-ce que nous sommes au plein d’un Mystère où le secret est de règle ? Soit ; mais alors, pourquoi le dieu du Mystère chrétien meurt-il en plein jour, au bout d’un procès public et de la main des autorités romaines ? Quel est le mystère où quoi que ce soit de semblable se rencontre ? Pourquoi avoir laissé dans la légende du dieu tant d’incohérences et de lacunes, alors qu’on la construisait hors de toute réalité ?
Pourquoi l’avoir encombrée de traits de basse humanité, parfaitement inutiles, voire scandaleux ? Pourquoi prendre la peine de parler des frères et des sœurs du dieu et même de leur donner des noms (Mc., 6, 3) ? Pourquoi sa famille le croit-elle hors de lui (Mc., 3, 21) ? Pourquoi se met-il en colère ? Pourquoi s’afflige-t-il et pleure-t-il sur lui-même et sur les autres ? Pourquoi n’accepte-t-il pas qu’on l’appelle bon (Mc., 10, 18) et proclame-t-il que Dieu seul est bon ? Pourquoi, lui, qui est descendu pour annoncer et déterminer le salut, déclare-t-il qu’il ne sait pas quand viendra le jour suprême (Mc., 13, 32) – son jour, à se placer dans la perspective paulinienne ? Pourquoi son dernier cri (Mc., 15, 34) est-il celui du désespoir (Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?), au moment où il vient de consommer le grand mystère de la croix ? Pourquoi ? Pour la vraisemblance ? C’est prêter beaucoup de méthode et de suite à des hommes qui en manquent d’ordinaire tant. Pourquoi tant d’incertitude dans un enseignement dont, aujourd’hui même, nous ne voyons pas toujours où il tendait au juste ? Pourquoi surtout ceux qui ont façonné la légende en ont-ils fait vivre le héros de leur temps, contrairement aux usages suivis par toutes les religions, au lieu de chercher à s’assurer le bénéfice profitable de l’antiquité ? – A toutes ces questions dont il serait trop facile d’allonger la liste, les négateurs n’apportent aucune réponse satisfaisante. Il suffit de lire nos évangiles pour voir qu’à cet homme qui devrait, s’il était voulu et inventé, intéresser beaucoup les rédacteurs, ils ne s’intéressent réellement pas du tout.
Et voilà bien pourquoi la pseudo-biographie qu’ils nous donnent de lui reste si déficiente. En vérité, cet homme, ce Jésus c’est déjà pour eux le Christ : ils subissent son humanité ; leur récit est fait de variations légendaires sur une réalité qui les gêne et dont ils n’auraient pas été de gaieté de cœur s’encombrer. D’autre part, comment les Juifs, si bien placés pour être renseignés, et qui ont si rudement polémiqué contre les chrétiens autour de la personne du Christ, n’ont- ils pas eu l’idée de couper court à toute discussion en proclamant tout net : il n’a pas existé ? Le Talmud cherche à avilir Jésus, il ne le rejette pas au néant.
Le meilleur témoin de l’historicité de Jésus c’est, du reste, ce Paul dont on prétend faire le principal appui du mythique. Certes son Christ est un être divin ; accordons aux mythologues – en forçant les termes – que c’est un dieu, mais c’est un dieu qui a été un homme, ou le paulinisme n’a aucun sens. Il faut, pour que se réalise le mystère que prêche l’Apôtre, que le Seigneur ait été un homme véritable. La crucifixion mythique d’un dieu, la mort illusoire d’un être inexistant est tout à fait étrangère au réalisme paulinien.
Aussi Paul affirme-t-il que, selon la chair, – et Paul sait qu’il aurait pu le connaître dans la chair, – le Seigneur sortait de la race de David, qu’il est né d’une femme, qu’il a été placé sous la Loi, qu’il a voulu, pour obéir à Dieu, se manifester sous une figure d’homme et accepter une pénible destinée humaine, terminée sur la croix. C’est donc bien d’un homme qu’il s’agit, d’un homme qui puisse souffrir et mourir parce que, s’il ne souffre ni ne meurt il n’accomplira pas le sacrifice d’offrande nécessaire au salut du monde.
Que Paul affirme que le seigneur a été “ "dans la chair un homme né d’une femme“ ", pourrait déjà passer pour suffisamment probant, mais le rapprochement de deux passages des Epîtres aux Corinthiens me paraît plus décisif encore. Dans le premier (2 Cor., 5, 16) l’apôtre insiste sur la nécessité de vivre dans le Christ ressuscité, et il déclare que ce n’est plus que celui-là qu’il veut connaître même si, jadis, il avait connu le Christ dans la chair, c’est-à-dire Jésus durant sa vie humaine. C’est qu’en effet le Seigneur, glorifié après avoir accompli son Œuvre de salut, importe seul au Mystère paulinien. Mais il est des hommes qui tirent une justification d’autorité d’avoir connu Jésus dans la chair et qui ont fait sentir à Paul quel avantage c’était là pour eux.
C’est pourquoi il proclame (1 Cor., 9, 1) que lui aussi il a vu le Seigneur, non pas dans la chair, comme les gens de Jérusalem mais dans le plan de l’esprit, par un privilège qui a magnifié son humilité (1 Cor., 15, 8). La préoccupation de rétablir, par cette éclatante compensation, la dignité de sa mission en face du prestige des Douze me paraît prouver la certitude où était le Tarsiote que Jésus avait réellement vécu.
On ne se tire pas de cette difficulté en prétendant qu’il ne s’agit que d’une humanité idéale au service d’une construction sotériologique, parce qu’une hypothèse d’interprétation même audacieusement affirmée, ne prévaut pas contre un texte précis et en soi parfaitement clair, à plus forte raison contre tout un faisceau de textes. Aussi bien, quel intérêt pouvait-il y avoir pour des hommes qui vivaient dans la perpétuelle confusion du réel et du mythe, à faire d’un dieu un homme ? Rendre un mythe vraisemblable ? Cela peut avoir un sens pour un mythomane de nos jours, pas pour un mystique, non plus que pour un myste du premier siècle. Faire d’un homme un dieu est, au contraire, dans la ligne de la religiosité antique. On nous dit (Couchoud) : pareille opération ne se conçoit pas chez les Juifs. Ce n’est peut-être pas tout à fait exact, puisque, dans le même temps, le Samaritain Simon, qui se donne pour la Grande Puissance de dieu rassemble des fidèles. Mais ce n’est pas sur le terrain juif que la transposition paulinienne s’est opérée et que le Christ Jésus est devenu le Seigneur devant qui la création entière plie le genou (Phil., 2, 10) : c’est sur le terrain grec, dans l’ambiance des Mystères de salut et du syncrétisme, que cette grande mythisation de Jésus et de l’évangile s’est accomplie. Dans le monde palestinien, au plein de l’orthodoxie juive, il n’eût été qu’un fou pour concevoir que l’Esprit de Dieu se fût changé en homme, et personne n’aurait entendu pareille proposition sans frémir d’horreur et d’indignation.
La machination de la tradition première était inévitable et elle s’est faite en plusieurs étapes : d’abord, elle a exploité l’idée de Messie sur le terrain juif, par l’afflux et la réalisation en épisodes, autour du personnage devenu le Messie, de tous les textes réputés messianiques ; après quoi, elle s’est attachée à l’idée de Sôter, sur le terrain grec, en conséquence, dirai-je, des exigences admises communément de ce métier de Sôter imposé à Jésus-Christ et auxquelles il fallait que répondît la représentation de sa personne. Nos Synoptiques en sont encore à la première étape. Paul se place au plein de la seconde ; Jn. et l’auteur de l’Epître aux Hébreux le prolongent dans la même ligne. Or, la transformation de Jésus en Sôter n’est pas plus exclusive de son existence humaine que sa transformation en Messie ; et, même, je n’hésite pas à dire que ni l’une ni l’autre ne se conçoivent historiquement si l’on fait abstraction de cette existence.
La propagande chrétienne a exploité élaboré, construit un mythe du Christ au profit de Jésus, elle n’a pas inventé Jésus lui-même, et c’est Jésus qui, de manière ou d’autre, lui a suggéré d’abord la foi qu’elle a mise en lui. Ce n’est peut-être pas ainsi qu’on se figure les choses quand on s’abandonne à l’ivresse de construire et d’enchaîner hypothèses et raisonnements ; mais je m’assure que c’est ainsi qu’on les voit quand on observe modestement, dans le cadre historique que les faits déterminent, sans chercher à extorquer de force aux textes les assertions qu’on souhaite d’eux, et en s’inclinant avec humilité devant les témoignages qu’ils portent spontanément.
Charles Guignebert, Jésus, 1933, Albin Michel (réédition 1969)