376 - Janvier 2012 - France
- Prostitution
Je
reproduis ci-dessous un article très pertinent signé par le
chanteur Antoine et publié par le journal Le Monde dans sa
livraison du 5 janvier 2012.
Face à l'hypocrisie puritaine,
défendons les "arts du lit" !
En 1966, dans un couplet souriant d'une chanson, je
réclamais "la pilule en vente dans les Monoprix"; un an plus
tard la loi Neuwirth légalisait la contraception : ma chanson
avait peut-être un peu contribué à dédramatiser un sujet grave
et à faire abroger la Loi de 1920, qui interdisait la
contraception : grâce à l'action entre autres du Planning
Familial, la femme retrouvait la liberté dont cette loi la
privait, et que l'invention de la pilule contraceptive rendait
enfin possible, après des décennies de frustration.
50 ans plus tard, le fardeau imposé aux femmes, et
conséquemment aux hommes, s'est considérablement allégé : plus
de 90% des femmes de France utilisent régulièrement une
contraception efficace, qui leur permet d'avoir un nombre
d'enfants raisonnable, à l'instant où elles le souhaitent ; le
divorce est devenu une procédure beaucoup moins traumatisante
; la sexualité hors mariage n'est plus un délit ; l'union
homosexuelle entre progressivement dans les mœurs ; l'IVG
évite à beaucoup de personnes de plonger dans la détresse : en
somme, la sexualité est en grande partie redevenue une
activité normale, saine, recommandée par la médecine : une
activité sexuelle fréquente améliore la santé, protège la
femme du cancer du sein, l'homme de celui de la prostate :
faites l'amour deux fois par semaine et vous vivrez dix ans de
plus, plus jeune et plus équilibré.
Mais la tradition héritée des principes judéo-chrétiens, en
réservant la sexualité à la seule procréation, l'interdit par
le fait à la plupart des femmes et des hommes : qu'en est-il
de celles et ceux qui ne sont pas assez de charme, de pouvoir,
d'argent, de temps, pour s'attacher exclusivement une autre
personne? Des veufs et des veuves ? Et les handicapés ?
N'ont-elles, n'ont-ils pas droit à des moments de tendresse,
de contact humain dans un monde de plus en plus inhumain ?
Il y a quelques semaines, j'assistais à une grande cérémonie
du monde culinaire, où des hommes et des femmes voyaient
couronner leur travail, leur passion pour une industrie qui
connait en France un vif succès, la gastronomie : une
industrie entièrement basée sur ce qui était naguère, pour la
religion, un des sept péchés capitaux, la gourmandise. Et je
ne pouvais m'empêcher de penser qu'un autre des prétendus
péchés capitaux, s'il était débarrassé des défauts dont l'ont
chargé des millénaires de sexisme, ouvrirait un merveilleux
domaine où des hommes et des femmes, comme ceux qui opèrent
derrière des fourneaux où autour d'une table, pourraient
apporter en toute légalité, sécurité et hygiène des instants
de bonheur à leurs semblables. En résumé, comme il y a des
Arts de la Table, pourquoi n'y aurait-il pas des Arts du Lit ?
J'entends par là des lieux, une culture, dans le cadre
desquels femmes et hommes pourraient recevoir, dans le domaine
de la sexualité, des prestations aussi naturelles et
respectables que celles offertes par la restauration.
Nous sommes loin de ce beau rêve lorsque l'on considère la
situation dramatique des travailleurs du sexe dans notre pays.
La société moderne, les gouvernements successifs, n'ont pas su
empêcher les mafias, les trafiquants, d'imposer leur joug à
une partie de cette activité. La loi sur le racolage passif de
2003 a aggravé la situation des personnes exerçant ce métier,
quelles l'aient choisi ou qu'elles y aient été contraintes.
Une telle situation ne peut persister.
Pour y remédier, un bon nombre de pays modernes et
démocratiques, la Suisse, l'Allemagne, l'Australie, la
Nouvelle Zélande, ont choisi, tout en s'appliquant à lutter
avec la plus grande énergie contre les trafics et
l'exploitation, de donner un cadre légal, sûr, aisé à
contrôler et à l'abri de la mainmise des trafiquants d'êtres
humains, aux personnes ayant choisi d'exercer ces métiers, qui
bénéficient ainsi de la sécurité et d'une protection sociale,
paient leurs impôts, bref, ont retrouvé une place juste et
saine dans notre société . En Nouvelle-Zélande, par exemple,
pays de plus de 4 millions d'habitants reconnu comme l'un des
moins corrompus de la planète, et qui a voté en 2003 la
légalisation complète du travail du sexe, les personnes qui le
choisissent peuvent s'associer ou être employées, travailler
dans des établissements protégés, contrôlés, en toute
sécurité, sans aucune honte. L'évaluation réalisée cinq ans
plus tard par le Ministère de la Justice Néo-Zélandais atteste
que le travail du sexe n'y est aucunement lié au crime ni aux
trafics, que moins de 5% des personnes exerçant ces métiers le
font par coercition, et que leur nombre n'a pas notablement
augmenté.
La commission chargée par l'Assemblée Nationale d'enquêter sur
la prostitution a réalisé un travail remarquable (1) mais elle
a grandement négligé l'étude des solutions choisies par
d'autres pays : la Suisse, l'Allemagne sont à peine citées
dans le rapport, l'Australie, la Nouvelle-Zélande pas du tout.
Au lieu de cela, la commission a choisi de visiter un des
endroits les plus susceptibles de heurter sa conception de la
"dignité" : un club de taille effectivement inhumaine proche
de la frontière espagnole… Elle a été scandalisée par cette
maison où des dizaines de femmes servaient une clientèle
d'hommes, presque tous français : mais l'exemple était bien
mal choisi : le succès et les dimensions de ces clubs situés à
la frontière sont la conséquence directe de la législation
prohibitionniste française.
Brandissant des exemples tels que celui-là, et épousant
aveuglément les thèses de quelques associations dogmatiquement
abolitionnistes, la commission a proposé une loi digne de
l'ère de la prohibition américaine, inapplicable, qui ne
ferait que jeter les personnes faisant ces métiers plus loin
dans les bois, la précarité et l'illégalité, les livrer plus
encore aux mafieux et aux trafiquants ; et plonger dans une
misère différente, et dans l'opprobre, les personnes qui ont
recours à leurs services, et qui, pour la plupart,
contrairement aux affirmations de la commission, montrent un
réel respect pour celles et ceux qui acceptent moyennant
rétribution de leur apporter un instant de bonheur et
d'apaisement.
Les mouvements "abolitionnistes" ont raison lorsqu'ils
demandent la dépénalisation des personnes exerçant ces métiers
; ils ont raison également, bien sûr, lorsqu'ils exigent que
l'on lutte véritablement et sans pitié contre toute
exploitation, toute coercition ; que l'on démantèle les
réseaux de traite des femmes et des hommes ; cette lutte doit
être la priorité absolue.
Mais ils ont tort quand ils prétendent que le travail du sexe
n'est que cela, qu'il est toujours une violence faite aux
femmes, et qu'il ne devrait tout simplement pas exister de
relation sexuelle rémunérée : il faudrait à ce compte
interdire aux hommes de payer la part des femmes au
restaurant, et proscrire tous les mariages dans lesquels la
situation de l'un des partenaires est plus aisée que celle de
l'autre! Les "abolitionnistes" se trompent lorsqu'il disent
que le commerce de l'amour consiste à "vendre son corps" :
vendre un bien, c'est le céder et ne plus en disposer ;
lorsque ces actes se font dans un cadre légal et protégé, il
ne s'agit que de prestations librement consenties : Après
tout, les acteurs, les mannequins, les personnes en contact
avec le public, les travailleurs de force, les travailleurs
intellectuels et bien d'autres tirent en toute légalité profit
de diverses parties ou caractéristiques de leur corps
(muscles, cerveau, robustesse, beauté, intelligence).
Il existe en France comme dans d'autres pays des milliers de
personnes, qui ont choisi de plein gré d'exercer cette
profession. J'en ai interrogé personnellement un bon nombre (
la commission n'en a interrogé qu'une quinzaine, généralement
présentées et " guidées " dans leur témoignage par les
associations anti-prostitution). Ceux et celles dont j'ai
recueilli le témoignage sont des personnes qui ont librement
choisi cette profession, l'exercent parfois depuis dix, vingt
ans, gagnent fort bien leur vie, et n'ont jamais été ni
menacées, ni violentées, ni exploitées par autrui. Et comment
prétendre que le travail du sexe soit une violence faite aux
femmes dans les cas chaque jour plus nombreux de travailleurs
masculins ? (S'adressant à une clientèle masculine ou féminine
: après des millénaires de domination, voire de castration
morale - "une femme honnête n'a pas de plaisir" - les femmes
prennent progressivement le contrôle de leur corps, et, si
leur sensibilité reste bien sûr différente de celle des
hommes, elles seront logiquement de plus en plus nombreuses à
souhaiter avoir accès aux bienfaits naturels du sexe : le
sympathique succès des sex-toys auprès des femmes en
témoigne).
Les personnes qui ont choisi ces métiers sont, il est vrai,
largement motivées par une contrainte financière, mais quelle
profession est exempte de cette considération ? Elles
fournissent, contre juste rémunération, une prestation aussi
importante et respectable que bien d'autres, apportent du
bonheur à leur prochain, et ont une fonction sociale : elles
jouent souvent le rôle de confident, de substitut au compagnon
ou à la compagne qu'on n'a pas trouvé, évitent souvent à des
couples de se séparer, peuvent même avoir une activité
éducative.
Comme en Suisse, comme en Allemagne, en Australie, en
Nouvelle-Zélande, Il est grand temps de leur donner un cadre
respectable, leur laissant la possibilité de s'associer, de
créer des établissements où elles recevront en sécurité leurs
adeptes : la loi proposée ne ferait que les rejeter plus
encore dans la vulnérabilité, la précarité, et ne ferait que
rendre plus malheureux femmes et hommes.
"Vous pouvez me traiter de rêveur", chantait Lennon, "mais je
ne suis pas le seul" : un sondage révélait en 2010 que 59 %
des Français, hommes et femmes confondus, étaient favorables à
la réouverture de lieux dédiés au travail du sexe. Un autre
sondage récent de M6 confirmait que 64 % des Français étaient
opposés à l'idée de pénalisation des clients, refusant
clairement la résolution votée "à l'unanimité" …par moins de
10% des députés !
Vers l'année 1920, le public américain voyait progresser
inexorablement un mouvement intolérant et abolitionniste, mené
par des instances puritaines, et dont les gens sensés
percevaient qu'il n'apporterait que plus de répression, plus
de malheur : pendant treize ans l'Amérique pâtit d'une
recrudescence du crime, de l'insécurité, de l'alcoolisme -
résultat contraire à celui souhaité -, Il fallut treize ans de
souffrance, de grand banditisme, d'empoisonnement de milliers
de personnes pour que la nation américaine réalise que, si
l'alcool a d'indéniables défauts, sa prohibition n'était
certainement pas la solution. Dans le domaine du travail du
sexe non plus. Oh Yeah !
© Le Monde du 5/1/2012.
Note (1) : C'est la seule phrase de ce texte avec laquelle
je suis en désaccord, la commission n'a absolument pas fait un
travail remarquable, mais rédigé un rapport entièrement
conforme aux conclusions qu'elle souhaitait. |
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