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Jeanine, Soledad et moi par Nat

Page mise à jour le 18/11/2019

 Jeanine, Soledad et moi par Nat

Chapitre premier

Je suis à l'église de Saint-Maur en train d'écouter l'oraison funèbre de Stéphane Lourre. Le prêtre fait "la toilette du mort" comme disent les Bretons. A mon sens, Dieu s'il existe, va offrir à Stéphane une longue villégiature au purgatoire.

Sa femme m'a demandé de la raccompagner à leur villa, je me doute que c'est pour parler de la succession. Elle n'a pas l'air attristée, vérifiant mon adage d'après lequel le monde est plein de veufs éplorés et de veuves joyeuses.

Il faut dire qu'il l'a largement trompée, son activité de petit industriel qui faisait de gros bénéfices lui donnant maints prétextes pour sortir ses clients dans des boites ambiguës. Pourtant Jeanine est suffisamment belle et intelligente pour qu'un homme s'en contente. Sans doute fallait-il à Stéphane exhiber ses maîtresses comme sa Porche, son chalet savoyard et sa villa des bords de Marne.

Jeanine m'a versé une Suze que je sirote pendant qu'elle prépare un repas à la cuisine.

Je pense à cette tendance des anciens voyous à revenir, fortune faite sur les lieux de leur jeunesse. S'agit-il d'un instinct animal de retour au territoire ou, plus simplement, du plaisir de jouir de sa richesse là où on a connu des galères ?

J'ai longtemps cru que notre très fragile vernis de civilisation contenait notre animalité. J'ai changé d'avis après une mésaventure arrivée à une de mes clientes : Andrée Monetti.

Fille d'un bûcheron italien immigré, aînée de treize enfants, elle réussit une bonne scolarité. Avec son diplôme de secrétaire elle n'hésita pas à aller travailler en Amérique du sud et aux Etats-Unis, en Irlande. Puis de retour en France, Andrée monte une entreprise de traduction. S'étant sans aucun doute surmenée, elle est victime d'une attaque cérébrale, heureusement légère qui la contraint à une convalescence.

Ses quatre collaboratrices qu'elle paie pourtant bien, commencent à l'abreuver de lettres d'injures, refusent toute initiative de nature à sauver la boite et l'obligent à un retour précipité.

La fronde se calme alors

Il ne s'était agi que des louves se jetant sur la chef de meute blessée

Chapitre II

Les entrepreneurs qui gagnent de l'argent par le travail et l'économie se rencontrent dans les manuels de gestion, pas dans la réalité.

Stéphane avait approché son inspecteur des impôts, un as de la corruption passive.

- Je ne demande rien pour moi, mais il faut que vous preniez l'expert-comptable que je vous désignerais. Il est très cher mais...

Le fonctionnaire et le comptable avaient monté un système de chantage astucieux. Je l'analyserai dans une autre affaire. Ils repéraient un petit entrepreneur vulnérable. Dans le cas dont je parle, il s'agissait d'un artisan imprimeur portugais, remarquable technicien mais peu porté sir les "papiers"

L'inspecteur se présente pour un contrôle de routine et feint de découvrir une fraude à la T.V.A. L'artisan s'affole : il a vu dans "le Parisien" des condamnations de compatriotes pour fraude fiscale.

- Rassurez-vous, nous ne sommes pas inhumains, il vous suffira de payer le montant de redressement que j'évalue… comme ça… à vue de nez à un million de francs
- Mais où je vais trouver tout cet argent ?
- Evidemment, il faudra vendre votre pavillon.

L'inspecteur a frappé juste. Son pavillon pour un portugais, c'est la livre de chair fraîche du Marchand de Venise.

- Mais Monsieur, j'ai travaillé toute ma vie pour ma maison.
- Je n'y suis pour rien, il fallait prendre un bon expert-comptable
- Monsieur l'inspecteur principal, je vous en supplie
- Allez, vous me faites pitié, je vais vous donner l'adresse d'un grand professionnel.

Rodrigues paya avec soulagement 100 000 francs au grand professionnel qui avait obtenu l'annulation de son imposition. Puis il garda ce fameux expert-comptable, cher, sans doute mais si efficace.

L'ancien Conseil de l'imprimeur, comptable agrée sans grande instruction qui avait monté un cabinet à force de travail et d'honnêteté n'a jamais compris.

Chapitre III

Avec Stéphane , le duo n'avait pas eu à se fatiguer puisque mon client et futur ami était allé se jeter lui-même dans la gueule du loup. A vrai dire, je me suis toujours demandé comment un tel affranchi avait pu faire confiance à deux aigrefins aussi minables. Sans doute, avait-il de toute façon prévu la sortie.

Le système a fonctionné sans anicroche de 1966 à 1971 puis Joseph Froissumier est passé à un stade supérieur de chantage

- Il me faut un million, sinon...

Tiens ! Un million, leur chiffre fétiche.

Stéphane n'a pas marchandé, ce qui aurait dû attirer la méfiance de l'expert-comptable. Mais, je me répète, c'était vraiment un minable.

Mon client ne s'est même pas rebellé.

- Je ne peux pas réunir une telle somme en un jour
- Je vois en donne huit !

Froissumier garât sa Mercedes rue du Général Delestraint avant de regagner son beau duplex du 16ème.

Il faut reconnaître qu'il s'agissait d'un gros travailleur, ce qui l'amenait à rentrer tard chez lui.

Le cinquième jour, à minuit vingt, quatre balles de 9 millimètres dans le dos l'ont foudroyé

Chapitre IV

- Je me suis demandé qui avait tué Froissumier. Stéphane m'a toujours dit que c'était lui. Mais à mon avis il n'en avait plus assez dans le ventre pour cela. Qu'en pensez-vous ?

Ainsi je me suis trompé. Jeanine ne m'a pas fait venir pour parler de succession mais par curiosité. Un bon point pour elle car je déteste les femmes qui parlent argent. De telle sorte que je n'ai pas l'occasion d'en aimer beaucoup.

- Je n'en pense rien !
- Vous ne savez pas qui l'a tué ?
- Non, mais de toute façon, c'est vous la responsable puisque vous en avez eu l'idée.

Elle se vante un peu la belle Jeanine, Stéphane n'avait pas eu besoin d'elle pour quelque chose qui lui était aussi familier.

Toutefois, comme elle commence à me faire bander dans son beau tailleur gris de veuve, je vais profiter de quelques confidences de Stéphane. Elle n'aime pas beaucoup être pénétrée, préférant les caresses, les baisers sur les seins et surtout les petites fessées. Stéphane lui se limitant à l'activité classique de "ramoner la cheminée" suivant son expression favorite d'où sa panique un jour "le Popaul ne répond plus"

- Vous me jugez mal ? Ricane-t-elle d'une façon aguichante ce qui augmente mon désir.
- N'étant ni rabbin, ni curé, je n'ai pas à vous juger. En revanche pour m'avoir mal conseillé Stéphane, je vais vous administrer une bonne fessée.

Elle rougit et prend l'air mi-contrit mi-amusé, qui convient

- Venez ici et mettez-vous à plat-ventre sur mes genoux !

Je remonte avec délicatesse la jupe du tailleur, faisant apparaître une culotte noire et rouge du plus bel effet.

Après une douzaine de claques, je descends le sous-vêtement jusqu'à ses mollets avant d'achever la correction.

Jeannine s'est rhabillée. Elle avait les joues aussi rouges que son derrière.

Devant un vieux Calva nous avons décidé de nous revoir rapidement

Chapitre V

Jeanine et moi avons ainsi commencé une vie agréable d'hôtel de charme, de théâtre aussi, elle raffole de Labiche et de Feydeau mais j'élargis son horizon en lui faisant voir et apprécier "le mal court" d'Audiberti, L'Opéra de Quatre sous, Irma la douce de ce grand Breffort, si injustement oublié, en revanche, je n'arriverai jamais à l'intéresser à mon art préféré, le cinéma

Après le petit déjeuner, servi dans la chambre, ce qui ne se fait plus guère, Jeanine m'attaque à nouveau :

- Alors tu ne sais vraiment pas qui a séché Froissumier ?
- C'est moi !
- Comment Stéphane t'a demandé ça à toi, docteur en droit et conseiller juridique alors qu'il a connu tant d'hommes de main.
- Ma femme disait que j'étais le docteur Jekyll et Mister Hyde.

Les confidences sont venues peu à peu au cours de promenades dans la campagne ou de trajets en voiture.

- Tu avais une expérience des armes ?

- Stéphane est né en 1921 moi en 25, mais comme je suis entré dans les F.T.P. à 18 ans, j'ai largement eu le temps d'apprendre.
- C'était quoi les F.T.P ?

Un dimanche récent, en allant sur la tombe de ma grand-mère au cimetière parisien de Saint-Ouen, je me suis effectivement demandé ce que cela signifiait pour les contemporains : F.T.P

A l'entrée du cimetière, une plaque pour deux fossoyeurs F.T.P fusillés par les nazis; Les héros morts pour la France.

Il se trouve que j'en connaissais un des deux fossoyeurs, Un beauceron du nom de Josse. Il avait ses habitudes dans un rade de l'avenue Michelet où le patron avait affiché : "Content ou pas content, chez Nénesse on paie toujours comptant." Cette profession de foi ne s'appliquait pas à Josse qui avec son petit salaire et éclusant pas mal avait besoin d'une ardoise à partir du 20 de chaque mois. Ce crédit, il le payait avec des plaisanteries qui amusaient l'auditoire

Succès assuré à ce point tel qu'un indic était allé raconter le numéro de Josse à la Gestapo

Le lendemain deux policiers français avaient déboulé pendant que Josse creusait une tombe.

- Puisque tu aimes travailler pour les boches, on va te conduire chez eux. Ils vont t'en donner du travail... Et bien payé.

En fait la Gestapo s'était contentée d'interner Josse et de l'inscrire sur une liste d'otages.

Mais comme le lendemain, un groupe armé avait descendu un capitaine, le Beauceron s'était retrouvé au poteau.

Une de mes tantes chantait parfois "mourir pour la patrie, c'est le sort le plus beau"

Dans ma tête, je réécris ce vers !

"Mourir pour un bon mot, c'est le sort le plus beau"

Je vais épargner mes digressions à Jeanine et répondre à sa question

- C'est quoi les F.T.P. ?
- J'oublie toujours que cela est bien lointain, d'ailleurs même à l'époque, la majorité des français ignoraient le nom des organisations de résistance. "Francs-tireurs et partisans" était le nom de l'organisation de combat du parti communiste.
- Tu étais communiste ?
- Non, comme beaucoup d'ailleurs. On allait chez eux parce qu'ils faisaient preuve de plus de sérieux que les autres. Dans le village breton où j'ai été conduit après avoir été brûlé dans la région parisienne ...
- Qu'est-ce que tu as fait,?
- Oh !, tu sais comme tout le monde : Collage d'affichettes, distribution de tracts et puis un jour on te désignait pour loger une balle dans la nuque d'un soldat allemand, pour moi, ça a été un officier ce qui m'a rassuré car un "gemeiner", un simple soldat, je me serais dit c'est peut-être un prolo comme mon grand-père. Après j'ai participé aux combats des maquis
- Je tombe toujours sur des héros, toi après Stéphane

- Je pressens que tes pauvres fesses vont encore rougir. Héros c'est un mot que j'ai très vite rayé de mon vocabulaire. Quant à ton mari c'était pire, il ne racontait rien. Je ne l'ai vu porter qu'une fois sa légion d'honneur au Tribunal de Commerce dans un procès douteux que nous avons gagné contre un fournisseur, la rosette y a sans doute été pour quelque chose

Chapitre VI

Stéphane était si discret qu'au début de nos relations purement professionnelles, je me posais des questions sur ce qu'il avait fait pendant la guerre

Avec ses allures un peu marles, je l'aurais bien vu dans la carlingue de la Gestapo française

Il ne m'a parlé qu'après avoir lu une information dans les journaux. Un conseil juridique arrêté à la frontière belge avec trois mitraillettes Uzi.

A la fin de la deuxième guerre mondiale des F.T.P. Juifs ou demi-juifs sont allés vivre en Israël. Nous nous retrouvons chaque année au mois d'août, je me doute que plusieurs d'entre eux sont membre du Mossad, les services secrets. Cela ne me gêne pas car cette organisation est alors dirigée par des progressistes dont l'action culminera avec l'enlèvement d'Eichmann en Argentine.

En 1967, après la guerre des Six-jours nous nous réunissions à Hambourg dans une atmosphère euphorique. Est-ce cette euphorie qui me fait commettre une erreur ?

Au retour vers Vieux Condé trois voitures des douanes serrent ma vieille D.S. Les gabelous n'ont aucun mal à identifier les pistolets mitrailleurs israéliens

Conduit en prison à Valenciennes, je fais appel à Hirsch-Saltiel, l'avocat certainement le plus efficace que je connaisse.

Socialiste de gauche avant la guerre, il a été membre du réseau du Musée de l'Homme, l'un des premiers réseaux de résistance. La répression n'est pas encore bien rodée et après la destruction du réseau certains membres seront fusillés, d'autres purement et simplement acquittés.

Hirsch-Saltiel, lui reçut dans sa cellule, la visite d'Otto Abetz, ambassadeur d'Allemagne à Paris qui le fit libérer

Si les F.T.P. ne disent plus grand chose aux contemporains, Abetz est bien sûr totalement oublié

Une erreur grossière consiste à voir tous les nazis comme des brutes. Ils l'ont cherché eux-mêmes avec la phrase attribuée à Goering :"quand j'entends le mot culture, je sors mon revolver". En réalité cette sentence a été mise dans la bouche d'un interprète de la pièce, Schlageter de Hanns Johst, artiste contestataire rallié à Hitler.

Mais ils avaient aussi les meilleurs spécialistes en psychologie des foules ainsi que dans certains domaines de l'histoire comme celle des cathares ou, plus simplement des hommes cultivés.

Abetz était de ceux-là et avait été choisi pour mettre en œuvre une "collaboration franche et loyale'

Marié à une française, il avait commencé sa carrière comme socialiste et c'est d'ailleurs dans une auberge de jeunesse où se tenait une réunion pacifiste que Hirsch-Saltiel et lui s'étaient connus et semble-t-il appréciés.

Dès sa remise en liberté, l'avocat gagne Londres. Violemment critiqué, la résistance intérieure fera courir le bruit qu'il avait été fusillé sur ordre du général.

Appris la guerre Hirsch-Saltiel adhéra au R.P.F. Parti anticommuniste et anti IVème république fondé par de Gaulle

Pour expliquer son adhésion à ce parti il faut bien le dire plutôt fascisant, l'avocat se dit séduit par l'idée gaulienne d'association capital- travail. Peut-être, aussi et surtout était-il tenu par les services spéciaux. En tous cas, ayant beaucoup d'ennemis à la suite de l'épisode Abetz, suscitant des jalousies par sa réussite professionnelle et aggravant les choses par une certaine morgue de juif intégré. Il n'ira pas très loin, il finira sa piètre carrière politique comme conseiller municipal de Paris

Aussitôt désigné Hirsch-Saltiel a sauté dans un train pour Valenciennes . Nous sommes d'accord sur la ligne à adopter. Après la guerre des Six-Jours, j'ai craint des actions antisémites et traumatisé par mon expérience de L'Occupation j'ai ressemblé des armes.

H.S. comme l'appelaient méchamment des anciens de la France libre est fort juriste, plaide très bien mais doit aussi une grande partie de son succès à ses relations. On le dit franc-maçon.

Quand le jupe d'instruction nous reçoit, il est aux petits soins pour moi, il a visiblement reçu un coup de ronfleur de Cabinet du Garde des Sceaux lui précisant que s'il est indulgent à mon égard cela ne nuira pas à sa carrière, au contraire.

Le curieux me demande si je ne souhaite pas être isolé en cellule. Je refuse ayant été placé avec deux sympathiques braqueurs stéphanois. Le choix du directeur a d'ailleurs été aventureux car sitôt connu le motif de mon incarcération, mes codétenus ne manquent pas de me demander si je n'aurais pas en trop quelques Uzis dont on dit le plus grand bien. Je ne joue pas au pharisien qui ne touche aux armes que pour des raisons nobles et j'apprends par cœur l'adresse d'un rade lyonnais où je suis certain de pouvoir les joindre.

Caron, c'est le nom du juge, n'est pas vraiment enthousiasmé par notre argumentation.

- Que monsieur Rosenthal se procure un revolver, soit... Mais trois pistolets mitrailleurs...

Par chance, il se croit malin en voulant me surprendre

- Où avez-vous eu ces armes ?
- Au consulat israélien de Hambourg

Le chai fourré sans hermine pâlît. Comme les relations entre le général et Israël se sont brusquement tendues, il flaire les emmerdes

Deux jours plus tard je suis en liberté provisoire, un non-lieu interviendra trois mois après

Hirsch-Saltiel refusa les honoraires. Comme je sais qu'il est un admirateur de Proust, je lui offre une belle édition de la Recherche.

Chapitre VII

Peu de temps après ma libération, Stéphane Lourre m'invite à déjeuner dans une ancienne ginguette des bords de Marne.

Il me raconte :

En 1941, il a gagné Londres par le Portugal et s'est aussitôt engagé dans les commandos britanniques. Un truand extrait des bas-fonds londoniens et nommé sergent lui a appris à la fois le close-combat et le slang, l'argot de la ville.

Très vite le B.C.R.A., le bureau rassemblant les services secrets gaullistes l'a récupéré et l'a envoyé en France pour des missions sur lesquelles il est discret, il fournit beaucoup moins de détails que sur les péripéties de son instruction.

En tous cas, il a dû donner satisfaction à ses chefs puisque, capitaine à 25 ans il est chargé de la protection de Gilbert Grandval, haut-commissaire en Sarre à partir de 1945

- Vous n'avez pas été tenté de continuer dans l'armée, vous pouviez être général très jeune, c'est arrivé à d(autres officiers de la France Libre : Guillebon, Jean Simon.

- On peut se tutoyer puisqu'on est du même bord. Non, j'ai bien pensé que ça allait mal tourner dans les colonies et je ne voulais pas me retrouver dans la situation des boches.

Puis Stéphane m'explique qu'il n'a pas totalement remisé les armes, qu'avec d'anciens compagnons, il a formé un petit cercle mais qu'il est difficile d'y rentrer, qu'il faut être mis à l'épreuve.

Chapitre VIII

Aussi, je ne suis pas trop surpris quand un peu plus tard, il nous enferme dans son bureau pour me parler du chantage de Froissumier

- On pourrait peut-être porter plainte ?
- Tu ne penses pas que ce serait un peu cave ?

Il s'attendait à ma réponse et nous avons bien ri autour d'un fameux Bourdon. Je suis reparti avec un 9 millimètres fabriqué à Herstal par nos amis belges

Je n'ai rien contre les pourris, comme je le dis souvent : depuis le moine Savonarole, les dictatures de la vertu ont toujours échoué.

Mais Froissumier m'énerve avec ses airs de gommeux toujours tiré à quatre épingles. En outre comme il ne sait pas que je suis au parfum, il critique sans cesse mon travail juridique, trouvant mes rapports de gestion pas assez étoffés.

Dans la clandestinité j'étais apprécié pour mes filatures, je n'ai pas perdu la main, d'où mes quatre balles de la rue Delestraint.

A un procès d'assise auquel m'avait convié Hirsch-Salter, un pâle meurtrier avait déclaré :"tuer c'est facile, tout le monde peut le faire"

Ce garçon d'apparence débile était un grand philosophe et ceux qui ont émis un murmure de réprobation dans la salle ne sauront jamais pourquoi il y avait plus de bons soldats que de bons plombiers.

Chapitre IX

Mon examen de passage réussi, Stéphane m'a introduit dans le Cercle. Je m'y fais des amis solides.

Le meilleur sera le docteur Laplaud des Jeunes, de vieille noblesse, il a abandonné ses études de médecine pour monter le service de santé de la Résistance dans le Poitou. Après la guerre, j'ai connu ça, les dominateurs se mettaient à plat ventre et léchaient le parquet devant les étudiants résistants Il n'a eu aucun mal à terminer sa médecine et est devenu un dermatologue aussi compétent que désintéressé

Le docteur Paul Laplaud a épousé sur le tard la propriétaire d'une petite entreprise de fournitures pour autos, elle porte aussi une particule, mais à mon avis bidon, Christine Laplaud des Ages deviendra une bonne cliente mais me reprochera toujours de lui préférer son mari si atypique, a elle-même, parangon de rationalité et de réussite matérielle

Ne voulant pas que ses origines jettent le doute sur ses opinions le docteur ne manque jamais d'afficher son attachement à la République. Il me fera sourire le jour où il me dira avec un sérieux dépourvu d'humour qu'il ne raterait pour rien au monde, chaque année le défilé du 14 juillet

Son attachement aux symboles de la république lui fera regretter amèrement d'avoir vu en 1944 des anarchistes espagnols cracher sur le drapeau tricolore.

Soledad aurait pu en son temps cracher sur un étendard national

Fille d'un métayer catalan, elle a quitté la campagne pour travailler dans une usine textile de Barcelone, Là, adhérente à la C.N.T. Le syndicat anarchiste elle a rejoint les comités de défense qui pratiquaient l'action directe

- Qu'est-ce que vous y faisiez ?

- Je repérais les contremaîtres qui commettaient des abus d'autorité, je leur donnais rendez-vous dans des terrains vagues où des camarades s'en occupaient.
- Evidemment, c'était une façon de résoudre le problème du harcèlement sexuel sans encombrer les tribunaux.

Le rire nous a rapproché, comme toujours

- Vois connaissez l'espagnol ?
- Non, c'est une langue que j'aurais aimé apprendre, comme le russe, mais je n'en ai jamais eu l'occasion

Nous avons pris rendez-vous

A l'époque les annonces érotiques n'existent pas encore et un petit malin a suscité mon admiration en faisant passer dans le Figaro l'annonce suivante : "jeune homme cherche dame très sévère pour lui apprendre l'anglais"

Je me demande quel peut être le vice espagnol, je ne trouve pas.

Dans sa chambre unique mais grande en haut d'un immeuble rue Lamarck. Soledad a préparé une grammaire et un manuel de vocabulaire mais aussi un repas froid à base de charcuteries, de tomates avec quelques bouteilles de vin rouge à 13 degrés.

Nous avons surtout parlé du 19 juillet 1936, journée au cours de laquelle Barcelone s'est couverte de barricades, de drapeaux rouges et noir. Soledad est parfaite dans le style de Fabrice à Waterloo.

Fabrice de Dongo pour ceux qui l'aurait oublié ou le savent pas, ce qui n'a rien de déshonorant est le personnage central de la Chartreuse de Parme publié par Stendhal en 1839. Au début du livre, jaune soldat, Fabrice est à la bataille de Waterloo et pour la première fois sans doute dans l'histoire de la littérature, les surprises et les petits riens qui font la vie du combattant sont décrit sans gloriole

- Vous voulez voir la photo à cette époque ?

Je vois une jeune fille aux cheveux courts mais bien rangés avec une blouse de pensionnaire et un petit col blanc.

- J'étais jolie, n'est-ce pas ?
- Vous l'êtes toujours !

Peu doué pour la drague, je l'ai laissé revenir sans regret à ses aventures révolutionnaires.

- Je me suis toujours demandé ce que vous aviez fait des prêtres après votre révolution libertaire
- Les courés ? Il n'y en avait plous. On les avait tous toués.

Ce mélange de sauvagerie et d'innocence me fait bander.

Il va falloir être plus prudent qu'avec Jeanine car je sais que les espagnoles, filles du peuple ou aristocrates n'aiment pas se faire tapoter les fesses. En outre comme Soledad a raconté qu'elle était partie, seule femme dans une colonne de la C.N.T. pour collectiviser l'Aragon et que cette situation l'obligeait à une chasteté totale, certains ont voulu lui faire une réputation de vierge rouge.

Aussi, après la deuxième bouteille de vin, je l'emmène classiquement vers le divan et peux constater que sa réputation est tout à fait usurpée.

Chapitre X

Ainsi commence pour moi à cinquante-sept ans une double vie.

Avec la grande Jeanine, toujours élégante, l'érotisme périphérique et raffiné, les restaurants cossus, le théâtre de boulevard.

Avec Soledad élégante aussi mais avec des corsages noirs et des jupes sans valeur, l'amour à la missionnaire, les repas pique-nique, Calderon et Lorca.

Surtout avec Jeanine, un scepticisme de bon aloi, avec Soledad une petite touche de passion

J'aurais bien terminé ma vie de cette façon si un matin de 1982 trois hommes en imperméable n'avaient sonné à ma porte.

- Brigade criminelle, veuillez nous suivre !

Ils me promettent de demander à la concierge de nourrir mes chats, promesse qui sera tenue.

Suivant mon habitude, je reste muet pendant les premières heures

-,Vous connaissez madame Jeanine Lourre ?
- Bien sûr, c'était la femme d'un client malheureusement décédé
- Voici la lettre qu'elle nous a écrite :

Messieurs

Au mois de mai 1971 un expert-comptable de haut niveau, Joseph Froissumier tombait, frappé de quatre balles dans le dos

Après un long silence, je veux soulager ma conscience, l'assassin est (ici mon état civil complet) qui fréquente une anarchiste

- Qu'est-ce que vous en pensez ?
- Il ne vous est pas venu à l'idée que je pourrais erre victime d'une femme jalouse ?

Chapitre XI

Hirsch-Salter est venu à Fresnes aussi rapidement qu'à Valenciennes

- Mon cher ami, cette affaire est bien entendu prescrite

Comme je conseille souvent à mes petits industriels de clients de se méfier de la prescription, qu'un acte de procédure discret peut interrompre, je ne suis pas optimiste

Pourtant le pronostic de Hirsch-Salter se révèle une fois de plus exact et quelques juifs plus tard, je rentre à pied vers la Croix de Berny.

Je récupère Momo et Babou chez ma vieille et délicieuse concierge marseillaise puis passe chez le boucher pour leur offrir leur plat favori, des foies de volailles légèrement poêles nature pour eux, arrosé de citron pour moi.

Bien entendu la Crim a perquisitionné et m'a pris ma dernière arme, un 6.35 sans grande efficacité d'ailleurs

Dès le lendemain je téléphone à Le Guen

- Mon cher maître, comme je suis heureux de vous entendre

Nous avions pris rendez-vous au siège de la société.

Jean Le Guen est officiellement le fils d'un adjudant de l'infanterie coloniale, un Bigor et d'une vietnamienne. Il me confie un jour que son père était en réalité un officier Vietminh mort à Dien Bien Phu

Je ne sais pas si c'est de lui qu'il tient son sens de l'organisation mais en tous cas son entreprise de transport tourne rond. Il est spécialisé dans les médicaments mais je pense qu'il doit acheminer autre chose ce que me confirmera plus tard son envol précipité pour le Paraguay

Je suis reparti du siège avec un MAB 7.65 modèle R. Comme la nuit est déjà tombée je prends un taxi pour Saint-Maur. Jeanine m'ouvre et ne parait pas surprise de me voir revolver au poing

- Je sais que pour des hommes comme Stéphane et toi, il n'y a qu'un châtiment : la mort

Et brusquement je comprends, la fessée comme l'amour à la missionnaire, cela devient routinier avec le temps. Jeannine a voulu se donner des émotions plus fortes. De toute façon elle connaissait la prescription.

J'éclate de rire, jette mon arme et gagne la sortie

J'ai traversé le bois de Vincennes à pied, pris le métro au château du mémé nom, changé à Châtelet, suis descendu à Château-Rouge. Que de château dans le métro

Après l'amour j'ai dit à Soledad que nous allons nous marier.

- Pabloto tu es complètement loco, j'ai neuf ans de plus que toi et puis je ne connais rien au droit. Je ne pourrais pas t'aider
- Je vais vendre mon cabinet et fonder une maison d'édition, nous commencerons par publier tes traductions.

A la mairie du 18ème, Laplaud des Jeunes a été mon témoin, Hirsch-Saltiel, qui avait contribué à régulariser la situation de nombreux réfugiés espagnols, celui de Soledad.

Trop vieux pour avoir des enfants nous avons eu des chats de gouttières et édités de bons manuscrits.

Fin
 

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